« Il importe plus que jamais, devant l’enlisement du projet moderne, de donner au paysage un sens qui nous motive et nous engage dans le monde »
Augustin Berque
Dans sa série « Roches », Aurore Bagarry dresse une cartographie sensible du littoral de la Manche en nous donnant à voir des totems géologiques millénaires dénués de présences et d’interventions humaines.
Elle a arpenté les côtes françaises de Calais, Brest en passant par Varengeville-sur-Mer, la pointe du Hoc, le cap Levi dans le Cotentin et de nombreuses plages du Finistère et des Côtes-d’Armor en choisissant de photographier des fragments de paysages. Des formes qui semblent immuables déclenchant en nous des affects brutaux issus de la rencontre avec la matérialité et la spectralité paysagères.
En Angleterre, de la même façon, l’artiste à symétriquement parcouru la côte vers l’ouest en partant d’Eastbourne jusqu’au cap Lizard en Cornouailles pour, parvenue à l’extrémité de la péninsule, revenir vers Maer Cliff près de Bude, au nord-ouest du Dartmoor National Park, face au pays de Galles.
Aurore Bagarry nous propose une géopoétique qui relie l’approche culturelle et l’univers individuel avec la matérialité de la terre. Les cadrages qu’elle opère et la série qu’elle nous offre nous donnent une vision d’ensemble d’un paysage qui devient la matrice d’une pensée poétique.
Ces « empreintes-matrices » déclenchent en moi cet état d’inconscience esthétique où se trouve le paysan devant le paysage. Je crois que la nature du beau se décline d’abord par la beauté de la nature et, s’il m’est difficile de dater précisément ma première expérience esthétique par le biais de laquelle j’ai éprouvé cette sensation mêlant bonheur et trouble à la fois, je pense toutefois pouvoir affirmer que se fût en contemplant un paysage. L’œil trouve dans la nature – comme dans certains chefs-d’œuvre de l’art – une satisfaction constante et plus pleine.
Ce corpus d’images nous rappelle aussi que notre faculté de percevoir la qualité dans la nature commence, comme en art, par le plaisir des yeux. Elle s’étend ensuite, suivant différentes étapes du beau, jusqu’à des valeurs non encore captées par le langage.
Ici le paysage donne à penser et la pensée se déploie comme un paysage.
Ici le paysage est pensé comme une rencontre, transformant dans un même mouvement à la fois l’être et le monde. Il y a résonance entre les deux, subjective et matérielle, qui prend place à travers l’action et la performance paysagère. Un positionnement sur le mouvement, sur l’entre-deux qui permet de donner sa place à l’affect dans la caractérisation des lieux et de réfléchir à comment l’intime et le sensible peuvent contribuer à une éthique paysagère qui se traduit par l’engagement de l’être au monde. Ce travail nous conduit à redéfinir le paysage littoral, non comme un objet esthétique, non plus comme une zone environnementale, mais comme une relation affective, performative et éthique au monde.
Un semblant de vie semble habiter ces « roches ». Une immanence, quelque chose de surnaturel qui nous interpelle. Tels des « cairns » construits pas la nature au fil du temps, ces amoncellements harmonieux de plaques tectoniques et agrégats de minéraux et végétaux multicolores nous parlent. Dans certaines langues le mot désignant le cairn signifie « ce qui peut agir comme un être humain » (inukskuk en inuit) ou « homme de pierre » (steinmann en allemand)
En prenant le temps de l’observer, et sous certains angles – comme ceux proposés par Aurore Bagarry – la nature nous procure un savoir partageable à la portée de tous qu’il est grand temps de réhabiliter si nous ne voulons pas que l’anthropocène détruise totalement la cohabitation harmonieuse des espèces vivantes existantes depuis des millénaires sur notre planète.
En cette période de pandémie, la série « Roches » d’Aurore Bagarry interroge à sa manière la juste place de l’espèce humaine sur la terre. Elle nous donne à voir la beauté bigarrée de tranches de vie de notre croûte terrestre et met ainsi à nue l’âme de Gaïa.
Ces sculptures naturelles nous rappellent, comme le précise Gilles A. Tiberghien dans sa préface à l’édition de ce corpus, que « notre histoire humaine n’est tout compte fait qu’un épisode quasi insignifiant au regard des milliards d’années qui nous séparent de l’origine de toutes choses dont témoignent ces blocs de temps figés ».